La clinique psychanalytique par le cinéma
La souffrance au registre du singulier (violence, psychanalyse, cinéma)

C’est posé, en écho de Mémoires et luttes que cinéma et psychanalyse soient désormais à considérer comme disciplines en affinité.

Le Regard Qui Bat… est une activité régulière de l’association Psychanalyse Actuelle, de projections de films suivies de débats, qui met en élaboration une clinique psychanalytique entre sujet et collectif, entre intime et extrême.

Préambule

Le cinéma qui nous enchante la vie est celui qui ne cède jamais sur les violences à combattre, il apprend à nous passer des images captieuses, enténébrâtes, tout comme la psychanalyse enseigne qu’en nous des mots et des affects sont silencés, en attente de devenir conscients autant que possible, et nous en libérer. Et dès lors ces deux disciplines nous donnent d’autres mots, d’autres images, d’autres émotions qui nous apaisent.

Et ce malgré la violence en cours dans notre monde où l’artiste nous situe lecteur, spectateur, psychanalysant, citoyen, et il participe sans cesse à notre formation de praticien de la psychanalyse.

Cela nous donne de l’émotion, de la retenue, de l’étonnement où notre écoute analytique et notre caméra interne éveillent l’enfant en nous et l’ouvre au signifiant.

LE CIEL ATTENDRA, de Marie-Castille Mention-Schaar (2016) [1]

Partons d’un exemple de fiction malgré les critiques sur le film lui-même.

Synopsis du dossier de presse :« Sonia, 17 ans, a failli commettre l’irréparable pour "garantir" à sa famille une place au PARADIS.

Mélanie, 16 ans, vit avec sa mère, elle aime l’école et ses copines, joue du violoncelle et veut changer le monde.

Elle tombe amoureuse d’un djahadiste " par Skype. Elles pourraient s’appeler Anaïs, Manon, Leila ou Clara, et comme elles, croiser un jour la route de l’embrigadement… Pourraient-elles en revenir ? »

Ici, le cinéma de fiction se voudrait beau devant la laideur extrême des actes de tueries.

Le conflit se ranime-t-il entre documentaire et fiction : entre respectivement, le collectif au niveau politique, stratégique, et l’intime de chacune, de chacun au niveau de ses émotions et de son angoisse.

Lors du débat a été abordé la place du politique, qui est index de ce qui se passe au niveau intime, laissant au spectateur le choix de percevoir la dimension de la violence sociale qui se déploie dans des séquences sans paroles, où seule l’image de cinéma donne le rythme de la situation, là où les protagonistes se trouvent embarqués dans notre actuel commun.

SALAFISTES de Francois Margolin (2016).

Le documentaire ici serait-il préférable ? Ainsi, en janvier 2016, en présence de François Margolin, SALAFISTES est projeté au Regard qui bat… La violence sanguinaire de la guerre de Daesh nous y est montrée et met le spectateur en position d’être responsable face à ce qu’il a à savoir du fait même d’un excès effrayant des images de tueries vues à la fin du film, préparée par les séquences qui précèdent.

SALAFISTES montre que Daesh cherche cet effroi et qu’il l’obtient. Le cinéma de Daesh comme le dit J.-L.Comolli (in Daesh, le Cinéma et la Mort) [2] obéit aux « techniques filmiques inspirées de l’Occident honni, et donc disent la dépendance à cet Occident là aussi, la différence est que le cinéma occidental, qui montre sans cesse la mort, ne tue pas les acteurs.

Le spectateur d’une fiction sait qu’il voit une fiction, même quand il frémit. On peut dire qu’il se permet de fré mir parce que justement il sait que c’est une fiction ».

Le tout montrer au cinéma est ennemi du genre humain. Jean-Louis Comolli présente un « tableau désespéré de la situation des images, porté à ses excès par Daesh. Et il craint la mort du cinéma dans sa fonction libératrice… ».

Le Ciel Attendra comme fiction use de formes qui sollicite le spectateur tout autrement, les visages filmés de près de ces belles jeunes adolescentes nous lancent le défi de savoir à quel moment, sur quel mode surgit l’extrême de la violence meurtrière et suicidaire.

C’est, pour chacune, chacun le niveau inconscient, individuel, intime, qui ici nous amène à percevoir face au réel de cette guerre, que c’est aussi une guerre des images. Là, où règne l’épouvante.

LA CRUAUTÉ

Cette guerre est une captation par la cruauté qui surgit non pour prendre le pouvoir mais pour exercer la cruauté comme telle.

Au plan clinique c’est aller vers la violence primordiale, celle qui est avant le trauma individuel qui donne corps à l’intériorité psychique. C’est comme un retour à la non vie, où l’enfant n’est ni féminin ou masculin, ni être animé ou chose, ni même mort ou vivant.

Je balbutie une hypothèse sur la captation active des ado, Captation inhérente aux crimes de l’E.I. contre l’humain. L’hypothèse est que la captation de ces jeunes personnes les renverrait à l’informe tout premier où vie et mort se jouxtent au point que la naissance risque de retourner à la non vie. Et c’est radicalement ignoré par ces jeunes filles dans la vie. C’est impossible à savoir. Voilà pourquoi c’est d’autant plus actif.

L’INFORME

L’informe dont il est question ici effleurerait-il quelque peu à leur conscience sous la forme d’une sensation de meurtre imminent ?

Cela a trait à ce que Freud avance avec l’inanimé qui règne depuis toujours dans l’univers, tel que dès lors que l’animé surgit, l’inanimé continue sa course au sein de l’animé qu’il tente de ramener à lui. C’est le départ pour Freud de l’imbrication entre Thanatos et Eros [3]. C’est là, selon mon hypothèse, que la captation de mort s’exerce.

Revenons au film. L’évanouissement de Sonia dans le film le montrerait-il ? Son évanouissement sur la passerelle de la douane au moment de partir pour Istanbul et la Syrie la fait revenir dans le monde où sa mère est à nouveau présente alors qu’elle l’avait retranchée, forclose de sa réalité. Sonia décrit alors l’effacement du lien à la réalité qui lui est arrivé, son aller vers un non-monde, celui de Daesh, qui l’aurait soumise à une emprise mortelle si l’agrippement si minime soit-il à son monde archaïque maternel, matriciel, n’avait pas à nouveau eu lieu.

La pulsion d’emprise/agrippement est en effet en acte ici. Toute pulsion se définit par son but, et ce but est actif et passif. Par exemple manger/se faire manger, regarder/être regardé. Ici la pulsion d’emprise est du côté du crime et des criminels, l’agrippement est du côté de la vie et des victimes.

Tout est distribué en un but actif, celui de tuer, et en un but passif, celui de se tuer. Là les places du bourreau et de la victime sont confondues. Dans les attentats, les victimes deviennent criminels. Sont fusionnées les places de bourreau et de victime en se mêlant eux-mêmes dans la tuerie kamikaze. L’informe mêle inceste et meurtre des corps explosés où tueurs et tués se confondant.

Ici, l’énergie agit au niveau moteur dans ces crimes qui nous montrent ces tueurs débordant de leurs jouissances destructrices par la mise en acte de leur motricité, de leur motricisation suicidaire. Salafistes montre le corps des chefs fusionné à la kallach, comme les juges qui la mettent au-dessus de leurs codes de droit.

Ici rappelons ce que Freud nomme 3e inconscient comme vestige de la suite : une sorte d’inconscient reçoit des excitations aussitôt renvoyées vers la réalité sans filtre d’un Moi ni d’un Surmoi sous forme motrice immédiate en pleine violence sans contrôle.

Mon hypothèse évoquerait aussi quelque appui sur Dolto, dont les fulgurances, ici, nous manquent. Un bébé encore in utero tue le ventre qui l’enserre, il y meurt violemment, avec des soubresauts de sa motricité pré-mortem. Voilà d’où jaillit notre épouvante, d’un engloutissement dans un monde maternel immensément meurtrier car totalement nié. Nie : l’absence d’évocation de la matrice maternelle dans les récits de Daesh qui nous parviennent nous permettent une telle spéculation freudienne.

RE-EMBOBINAGE

Il s’agirait pour utiliser un terme de cinéma, d’un ré-embobinage du trauma individuel qui d’ordinaire donne corps à l’intériorité psychique, ici reviendrait à la violence originaire entre mort, vie, non vie.

L’accent mis sur les mères, dans le film, comme lors du débat, indique bien ce retranchement du lien maternel. Telle une forclusion, d’un retranchement qui serait à situer si de tels ado partis vers la mort revenaient de Syrie.

L’énoncé des parents qui revient sans cesse « Nous n’avons rien vu venir, rien ne nous a prévenus », le piège conscient éveille que tout passé infantile précoce sur quoi s’appuyer contre le désarroi. La mère primordiale et le stade bébé sont effacés. La situation créée par ce djihadisme tueur ramènerait le sujet ado à ce stade bébé. A la merci de l’apocalypse. L’entourage ne peut le recevoir que dans un désarroi sans recours, iflozigkeit.

La douleur des parents d’enfants tués en Syrie est immense, elle est double, car ils ne verront jamais leur corps ni ne seront soutenus par les autorités françaises qui ne voient leur enfant que comme ennemi de la France.

DÉSARROI SANS RECOURS

Séduites, captées, capturées puis « mariées » par Skype, une fois en Syrie, ces adolescentes ne voient pas leur futur époux », car il est probablement, mort ou hors de Syrie… A leur arrivée, elles reçoivent en cadeau de noce un chat et …une kalachnikov ! Le chat comme symbole du lion et de sa force et la AK47 pour tuer et être tuées.

Évidemment l’éducation parentale et spécialisée tant invoquée devrait nous soutenir dans nos efforts pour sauver ces adolescents et jeunes adultes. Mais le niveau intime, certes nécessaire est insuffisant. Car c’est par une action politique, collective, juridique, que de tels enjeux éducatifs seront sans doute beaucoup plus efficaces. Un grand Procès comme celui de Nuremberg pour instruire le monde des horreurs nazies, doit avoir lieu. Une fois la guerre contre Daesh finie, exigeons que se fasse un grand Procès sous l’égide d’un Tribunal militaire international où les assassins diront leurs méfaits, les victimes décriront leurs douleurs. Nous apprendrons alors à parler de ces crimes et ils cesseront d’offrir à la jeunesse une fausse utopie aussi désastreuse.

VIOLENCES ET IMAGES

Concluons par des remarques à propos des violences et images, évoquant ces Mémoires en lutte de l’argument de notre colloque.

Violences des images et images des violences. Soit : c’est la violence des images de jouissances et de pulsions au meurtre et c’est la barbarie, soit ce sont des images des violences qui cadrent ces jouissances dans l’appel à l’art et au cinéma, et c’est la civilisation.

Rappelons le propos de Freud qui avance que l’humain face à son incomplétude narcissique enracinée dans cette substance informe originaire a deux façons d’agir : soit la barbarie et c’est les armes et les tueries, soit la civilisation et c’est la parole et le droit. Et il dira qu’avec le nazisme l’Allemagne a fait alliance inconnue jusqu’alors entre les deux…

C’est dire qu’avec la barbarie une fois le pouvoir pris, il ne sert qu’à exercer la cruauté qui n’est pas seulement un moyen de dominer, mais un exercice qui prévaut sur le pouvoir lui-même.

Face à cela j’avance que la métaphore de notre époque reste depuis la fin du 19e à nos jours, celle de l’adresse de la parole et des images sans plus avoir la garantie du religieux pour donner cadre, cadrer oui, nos désirs et nos jouissances. Libres, nous voilà acteurs et témoins depuis lors des naissances conjointes (ou de changements décisifs) du cinéma, de la photographie...Et de l’art, et de la littérature, Et du féminisme, de la psychanalyse, du sionisme, du communisme, de la démocratie.... Bientôt suivis de leur refus par le surgissement de totalitarismes dévastateurs, dépeupleurs de l’humanité. Où la cruauté est en place maitre

JEAN AMERY

Je cite Jean Améry. Par-delà le crime et du châtiment, essai pour surmonter l’insurmontable : « j’ai été amené à en parler, parce qu’en dehors de toute expérience personnelle, je suis convaincu, dit-il, que pour le Troisième Reich la torture n’était pas un accident : elle en était l’essence même ». L’épouvante au niveau individuel, c‘est l’iflozigkeit, au sans recours de la part d’un Autre, ici radicalement meurtrier. Tel le nouveau-né soumis à l’absence totale de la mère se dit Améry à lui-même sous la torture. Cette cruauté au niveau singulier est ce qu’il y a de plus originaire, inhérente à cette substance informe, au hors monde, à l’immonde originaire qui pris en masse agit au niveau collectif. C’est là que s’opèrerait la captation meurtrière de jeunes dont le Moi abîmé aboutit à la fabrication de KAMIKAZES. Là, la mort devient objet et est utilisée en tant qu’arme pour tuer/être tué…

NI LE CIEL NI LA TERRE

Je cite « Ni le ciel ni la terre », fiction de Clément Cogitore (2014) car il montre ce retour à l’extrême originaire : en Afghanistan des membres de l’armée française disparaissent sans trace, aucune, ainsi que des soldats talibans. C’est un acte d’un dieu qui RE EMBOBINERAIT tout ce qu’il a donné : vie, mort, chèvre, femme, enfant, homme… c’est un retour au non monde vers l’apocalypse, par des meurtres en vue de la fin du monde. De sa décomposition.

AFFIRMATIONNISME

Au niveau collectif, la cruauté est un but que le nazisme et Daesh poursuivent par la cruauté d’Etat. Le nazisme en niant son acte qui est d’autant plus augmenté en jouissance meurtrière qu’il est non nommable, c’est le négationnisme. Et Daesh affiche cette cruauté collective par les moyens actuels de production HOLLYWOODIENNE des images pour pratiquer une sorte d’« affirmationnisme », des tortures à mort d’une jeunesse à la merci d’une horreur construite...

Ainsi dans Salafistes est filmé cet affirmationnisme des tortures à mort d’une jeunesse prose dans une origination à détruire. La mort et le crime deviennent des parties des idéaux de la personne. Ainsi, dans la dernière partie du film des documents d’épouvante pour la propagande de l’État Islamique sont insérés dont le mode filmique est très rapide. S’y déploie ainsi cette cruauté comme seul but dans la destruction en tant que punition. Ainsi un homme, homosexuel - parce QU’HOMOSEXUEL - est jeté du haut d’un immeuble. La caméra nous montre dans un premier temps la scène depuis la rue, plaçant le spectateur en témoin, puis dans le plan suivant c’est lui qui participe à pousser cet homme attaché, cagoulé, dans le vide… Voilà le spectateur complice des meurtriers.

Shoah de Lanzmann, Belzec de Guillaume Moscovitz et d’autres films, montrent comment c’est la responsabilité du spectateur qui est à solliciter face à de telles images qui sont très nécessaires pour recentrer la violence afin qu’elle soit sublimée.

SUBLIMATION

Par sublimation de la violence, j’entends comme le dit Freud qu’elle devienne Geistigkeit, progrès de la vie de l’esprit, découverte en soi de son désir de meurtre du Père primordial, et dès lors surgira le renoncement aux pulsions. Cela nous laisserait impuissants si les arts - tous les arts et les disciplines de la parole- n’advenaient pas. Eux qui sont index de la sublimation de nos propres pulsions. Et surtout l’art des images de cinéma, ce grand rêve qui nous enseigne de nous réveiller pour lutter.

La violence est désormais un concept psychanalytique qui précède le trauma et son trajet structurant pour le sujet.

Modifie-t-elle la pratique de la psychanalyse et appelle-t-elle à en préciser les limites voire l’(in)efficacité ? comment La violence se transforme-t-elle en discours en libérant notre Moi, ou au contraire, reste-t-elle dans des stagnations de jouissances encore actives, qui, demeurant souterraines, non dévoilées, ont des conséquences cachées propres aux disparitions collectives du XXème siècle, et leurs atteintes graves à la civilisation. Et une telle violence « silencée » a des suites dans la psychanalyse, son discours, sa pratique. Le cinéma nous est là un appui. Le sommes nous aussi pour lui ?



NOTAS

[1Projeté au Regard qui bat… en novembre 2016, ce présent commentaire fait partie de l’ouvrage collectif établi par JJ Moscovitz, édition Erès novembe 2017, il a aussi été par extraits exposé à Barcelone 26 mars 2017 sous le titre Destructivité entre sujet et collectif.

[2Daesh, le Cinéma et la Mort, éd Verdier 2016.

[3In Malaise dans la civilisation, Puf Paris 1971, p. 41.
« Parti de certaines spéculations sur l’origine de la vie et certains parallèles biologiques, j’en tirai la conclusion qu’à côté de l’instinct qui tend à conserver la substance vivante et à l’agréger en unités toujours plus grandes, il devait en exister un autre qui lui fût opposé, tendant à dissoudre ces unités et à les ramener à leur état le plus primitif, c’est-à-dire à l’état anorganique. Donc, indépendamment de l’instinct érotique, existait un instinct de mort ; et leur action conjuguée ou antagoniste permettait d’expliquer les phénomènes de la vie ».