« Scandaliser est un droit ; être scandalisé est un plaisir », lance Pasolini au journaliste qui l’interviewe la veille de son assassinat à propos de ce qui sera son dernier film, Salo ou les 120 journées de Sodome. Et c’est peu dire en effet que Salo ou les 120 journées de Sodome est un film scandaleux ! Tiré des non moins scandaleuses 120 journées de Sodome de Sade, le film prend le parti de respecter scrupuleusement le crescendo de violence du roman tout en situant l’action dans un tout autre cadre, celui de la fin de la deuxième guerre mondiale en Italie, pendant la république de Salo, au cœur de la république fasciste promulgué par Mussolini en Italie du Nord entre septembre 1943 et avril 1945. Le château de Silling, situé par Sade : « hors de France, dans un pays sûr, au fond d’une forêt inhabitable, dans un réduit de cette forêt que, par les mesures prises, les seuls oiseaux du ciel pouvaient aborder » est remplacé, dans le film de Pasolini, par un palais au nord de la ville de Salo, une sublime villa palladienne dont les portes vont se refermer pour toujours sur les jeunes filles et les jeunes hommes qui ont été enlevés pour y être enfermés. Ils sont livrés à leurs 4 bourreaux, 4 fascistes, 4 « puissants », un duc, un banquier, un président du tribunal et un évêque, ainsi qu’à 4 maquerelles et « narratrices » qui sont chargées de la mise en scène des agressions et crimes sexuels. Dans l’intimité de cet univers clos parfaitement isolé, les 4 puissants, dont Pasolini dit clairement qu’ils « se comportent exactement avec leurs victimes comme les nazi-fascistes avec les leurs [1] », vont détruire, de la façon la plus systématique qui soit, leurs victimes. Le film, construit sur le modèle de La Divine Comédie de Dante, se déroule en quatre parties : le Vestibule de l’enfer, le Cercle des passions, le Cercle de la merde et le Cercle du sang. Il y a très clairement un avant et un après. L’avant, c’est le monde du début du film, le monde du dehors, le monde du lac de Garde, de l’herbe verte et du ciel bleu. Le monde d’après, c’est le monde du dedans, celui de la villa palladienne, ce haut lieu de culture qui devient un lieu limite, un lieu de la fin de tout lieu, autrement dit un lieu où l’impossible a eu lieu, lieu de l’anéantissement mais lieu aussi de son effacement, puisque, comme l’un des bourreaux le dit aux victimes depuis le balcon, aux victimes qui sont encore dans le jardin : « Pour le monde extérieur vous êtes déjà morts ». Lieu de morts qui marchent, lieu de morts sans sépulture, la villa est un lieu limite, comme l’ont été les camps d’extermination, elle est un lieu où s’abolit la possibilité même du lieu en tant que le lieu est garant d’une existence possible pour les vivants et d’une sépulture pour les morts. Sans cette garantie, le lieu, à l’image de la villa qui ferme pour toujours ses portes, est menacé de devenir un lieu qui va porter violemment atteinte à l’humain. Dès le Vestibule de l’enfer, l’un des bourreaux demande : ne faudrait-il pas les regarder un peu mieux ? » et un autre ordonne : « Déshabillez-vous ». Il soulève avec brutalité le pull des jeunes filles pour faire apparaître leurs seins et baisse le pantalon des jeunes hommes pour dévoiler leur pénis. L’une des 4 narratrices baisse la culotte d’Éva, une des adolescentes, en lui intimant : « Fais voir à ces gentils messieurs ce que tu caches là-dessous, regardez cette petite merveille, un cul ferme comme on n’en a jamais vu ». Éva baisse les yeux, saisie par la honte. Les bien- nommées « parties honteuses » sont exhibées aux yeux de tous, effractant de facto une intimité corporelle dont Claude Barazer a montré qu’elle est protégée par la honte, véritable « sentinelle qui garde les frontières de l’intime, signale et sanctionne toute violation de ces frontières [2] ». Il ajoute : « Un des ressorts de la jouissance perverse se trouve sans doute dans cette déchéance de l’objet intime, celui de l’autre ou le sien. La honte, celle qu’assume à sa place la victime, est essentielle à la jouissance du pervers ». Le « Cercle des passions » et le « Cercle de la merde », cœur du film, voient l’intimité des victimes réduite à néant jusque dans ses moindres recoins. Dans leurs récits, qui se font devant les bourreaux et les victimes réunis dans le grand salon, les maquerelles-narratrices racontent ce que d’ordinaire on tait en société, les détails sexuels les plus intimes de chacune de leurs relations sexuelles. L’un des fascistes a clairement énoncé la règle : « Il ne faut négliger aucun détail. C’est à ce prix que nous tirerons de vos histoires les formes d’excitation nécessaires que nous attendons d’elles ». Il s’agit donc de tout dire, mais aussi de tout montrer, et surtout de tout faire, et de tout faire faire pour que cela soit regardé, condition de la jouissance perverse des bourreaux. L’attaque des victimes prend des formes stupéfiantes, et la cruauté la plus totale est de mise : les bourreaux sodomisent les adolescents et adolescentes en public, ils les masturbent, ils leur apprennent à les masturber à l’aide d’un mannequin, ils marient deux d’entre eux de force pour les regarder et participer à leur nuit de noces, ils les font marcher à 4 pattes nus en les tenant en laisse et en leur faisant manger des bouts de viande à même la gamelle, ils les regardent pisser et chier, ils leur font garder et présenter leurs étrons tous les matins, ils les battent s’ils se sont torchés le cul dont ils vérifient tous les matins qu’il est bel et bien souillé, ils leur font manger leur merde, ils les couchent visage contre terre et cul relevé pour organisent une exposition de culs qu’ils observent à la lampe torche. L’une des jeunes filles supplie : « Tuez-moi ! Tuez-moi avant de me déshonorer ! Au moins Dieu aura pitié de moi. Tuez-moi pour me libérer du tourment de voir et d’entendre tant d’horreurs ». Dans Salo, l’emprise totalitaire des bourreaux sur leur victime se veut absolue, sans rien qui échappe à leur pouvoir. Les victimes doivent leur appartenir, corps et âme, body and soul. Elles doivent surtout perdre leur statut de sujet désirant pour n’être plus que des « objets » de désir, des êtres à qui on peut tout faire et tout faire faire, des êtres dont la soumission signant la déchéance, la déshumanisation, à l’image de la scène où les victimes mises à 4 pattes sont tenues en laisse comme des chiens. Cette destruction de l’altérité de l’objet est rendue possible par un dispositif scopique d’une efficacité redoutable. Parce qu’ils veulent tout voir, tout regarder de leurs victimes, et en particulier ce que d’ordinaire on ne montre à personne, les bourreaux destituent les victimes de leur position de sujet pour les réduire au statut d’objets, pris sous les rets d’un regard prédateur qui fonctionne comme une capture aliénante et déshumanisante. Comme dans le Panoptique, la prison imaginée par Bentham dont Foucault a mis au jour les implications politiques, il s’agit d’« induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir [3] ». « Le vrai effet du Panopticon, ajoute Foucault, c’est d’être tel que, même lorsqu’il n’y a personne, l’individu dans sa cellule, non seulement se croie, mais se sache observé, qu’il ait l’expérience constante d’être dans un état de visibilité pour le regard [4] ». Ce dispositif scopique est totalitaire dans son essence même : « Tout doit être perçu pour être maîtrisé, contrôlé par une instance unique, un pouvoir central, donc un seul point de vue ». (François Gantheret). Mais la force du film de Pasolini consiste à tordre à l’extrême ce dispositif scopique jusqu’à mettre le spectateur dans une position radicalement intenable. Le spectateur, qui regarde les victimes se faire sadiser, se trouve mis dans la situation des bourreaux alors même qu’il ne peut que s’identifier aux victimes tant la caméra pasolinienne est clairement de leur côté. Chaque gros plan sur le visage des jeunes filles et des jeunes hommes laisse voir un désespoir qui appelle une compassion immédiate. Le paradoxe qui fait de Salo un film unique sur le plan de la représentation vient donc du fait qu’il est littéralement irregardable : il est composé d’images que l’on ne peut pas regarder et qui pourtant sont infligées comme autant de coups de poing. Dans une succession inexorable, de cercle en cercle, le spectateur endure l’insupportable calvaire jusqu’à la mort de toutes les jeunes victimes, dans des supplices inouïs que l’on voit au travers d’une jumelle. Dans cette dernière partie du film, le paradoxe est à son comble : l’œil du spectateur fusionne avec celui du bourreau voyeur, confortablement assis dans son fauteuil : il regarde à la jumelle ses comparses torturer et tuer les victimes tout en masturbant l’un des jeunes hommes assis à côté de lui. Le spectateur se retrouve assigné à cette place, place intenable et insupportable qu’il ne peut pas absolument pas occuper tout en étant pourtant sommé de le faire. Car en aucune façon, le spectateur ne peut être le complice complaisant de la violence infligée. Si Salo est un film sur le voyeurisme, ce n’est pas un film voyeur ; jamais le spectateur ne peut jouir de ce qu’il regarde, il fait au contraire l’expérience limite d’un insupportable de la vision. Cet insupportable est clairement recherchée par Pasolini (je cite) : « La figure principale (de caractère métonymique) est l’accumulation (des crimes) : mais aussi l’hyperbole (je voudrais arriver à la limite du supportable) ». Face à une telle épreuve, le spectateur aurait bien recours à la froideur, voire à l’indifférence, mais cette position lui est interdite car elle redoublerait « la distanciation cynique et apathique adoptée par les fascistes [5] ». Du coup, le spectateur n’est pas seulement scandalisé : il est violemment attaqué dans son intimité, forcé qu’il est de regarder, sans complaisance ni cynisme, un spectacle insoutenable. « C’est le film le plus dur, le plus angoissant, le plus éprouvant que j’aie tourné jusqu’à présent », confiera Pasolini à un journaliste la veille de son assassinat, le 31 octobre 1975. Dans le dossier de presse qui accompagne le film à sa sortie, Pasolini écrit : Tout le film, avec ses atrocités presque inouïes, presque irracontables, se présente comme une énorme métaphore sadique de ce qu’a été la dissociation nazi-fasciste avec ses crimes contre l’humanité ». La dénonciation du fascisme s’accompagne chez Pasolini d’une dénonciation du capitalisme qui réduit les corps à l’état de marchandise et qui détruit les forces vives de la sexualité. Contrairement ce qui se passe dans la trilogie de la vie de Pasolini, le Decameron, les Contes de Canterbury et les Mille et une nuits, films dans lesquels la sexualité est synonyme de joie et de libération, Salo fait du sexe le lieu même de la domination et de l’oppression la plus cruelle qui soit. Tout au long du film, deux groupes humains s’opposent et s’affrontent. D’un côté, ceux que Pasolini nomme les « puissants et riches », ceux qui peuvent « organiser leur rêve en toute impunité ». De l’autre, les jeunes filles et les jeunes hommes, ces adolescents du peuple enlevés, arrachés à leur vie pour être séquestrés, torturés puis assassinés dans un interminable calvaire dont nul ne réchappera. Au moment de la sortie du film, Serge Daney note dans les Cahiers du cinéma qu’il existe entre ces deux groupes une « hétérogénéité fondamentale ». Elle tiendrait, selon lui, au fait que (je cite) : « il y a un accès simple du peuple au plaisir, quelque chose que rien ni personne ne peut entamer, là où, à l’inverse les maîtres désirent désirer ». En effet, dans le Cercle du sang, dernière partie du film, le passage à la « solution finale », à savoir l’extermination pure et simple des victimes, prend la forme d’une expédition punitive châtiant toutes celles et tous ceux qui ont tenté de préserver un semblant d’intimité dans ce lieu infernal. Leur crime est d’avoir voulu sauvegarder une intimité sexuelle qui échappe au regard des bourreaux et à leur jouissance. Dans ce lieu limite qu’est la villa palladienne, dans ce lieu où s’abolit la possibilité même de toute vie humaine civilisée, l’impossible a donc lieu, à savoir la destruction systématique de ce que Piera Aulagnier appelle « le droit au secret », cette « condition vitale pour le fonctionnement du Je [6] ». Sans intimité, c’est-à-dire sans la constitution d’un espace protégé auquel nul n’a accès, il n’est pas de vie psychique possible. Une jeune fille a caché sous son matelas la photo de son amoureux. Les bourreaux lui intiment l’ordre de la leur donner, elle sait qu’elle encourt un châtiment mortel et dénonce deux autres jeunes filles pour essayer de sauver sa peau. La séquence suivante surprend ces deux jeunes filles en train de faire l’amour. L’une d’elles chuchote à l’oreille de l’autre : amore. L’un des bourreaux met en joue l’une des deux sous le regard effaré de son amante. Face au canon du revolver, pour tenter de sauver sa vie, elle dénonce Ezio, l’un des jeunes hommes. Plan suivant : Ezio, fait l’amour avec la servante noire que l’on a vu servir les repas depuis le début du film. La servante appelle Ezio « amore » dans l’intimité retrouvée de la nuit. Juste avant d’être tué, Ezio se lève, entièrement nu, et dresse le poing en signe de révolte. L’image est saisissante et magnifique : image de la révolte irréductible de ceux qui sont sacrifiés, contrepoint de la corruption de l’innocence des autres adolescents, cette corruption qui fait d’eux des « collabos » et qui les contraint à dénoncer leurs semblables pour avoir la vie sauve. Serge Daney a pourtant raison : aucune complicité entre les deux groupes, entre les bourreaux et les victimes, les uns sont oppresseurs là où les autres sont opprimés, cette différence les clivant aussi radicalement qu’une hétérogénéité d’espèce. La critique du fascisme inhérent au capitalisme est d’une rare violence, parce qu’elle emprunte au cauchemar sadien sa cruauté et sa littéralité. Comme Barthes l’avait bien compris, Salo, bien que reposant sur une métaphore – Les 120 journées de Sodome de Sade comme métaphore des camps d’extermination nazis –, est un film littéral, rigoureusement dépourvu de tout caractère symbolique ou allégorique (je cite) : « Ces scènes ont la beauté triste, glacée, exacte, de grandes planches encyclopédiques. Faire manger de l’excrément ? Énucléer un oeil ? Mettre des aiguilles dans un mets ? Vous voyez tout : l’assiette, l’étron, le barbouillage, le paquet d’aiguilles, le grain de la polenta ; comme on dit, rien ne vous est épargné (devise même de la lettre). À ce point de rigueur, ce n’est finalement pas le monde peint par Pasolini qui est dénudé, c’est notre regard : notre regard mis à nu, tel est l’effet de la lettre » (fin de citation). Dénuder notre regard, n’est-ce pas en effet l’ambition de Pasolini, réussissant avec cet ultime chef-d’œuvre la prouesse d’un film nus qui contraint le spectateur à regarder en face, comme Malcolm McDowell dans Orange mécanique, le cœur même de l’irreprésentable ? Car Salo est un film qui touche à l’irreprésentable dans tous les sens que le bel argument de ce colloque donne à ce terme. Irreprésentable, Salo l’est d’abord en raison de son extrême violence, de sa cruauté : il est reconnu par l’ensemble des cinéastes et des critiques de cinéma comme touchant un point limite dans le cinéma, un point qui n’avait jamais été touché auparavant et qui ne l’a plus été depuis. Irreprésentable, Salo l’est aussi parce qu’il touche un Réel, au sens lacanien, Réel dont nous tenterons de préciser les contours. Irreprésentable, Salo l’est enfin parce qu’il est une représentation métaphorique des camps d’extermination nazis, camps secrets et tenus cachés dès leur conception même, dans une occultation et un effacement politique délibéré des traces du crime. « Raté comme figuration (ou de Sade ou du système fasciste), le film de Pasolini vaut comme reconnaissance obscure, en chacun de nous mal maîtrisée, mais à coup sûr gênante (…) C’est pourquoi je me demande, si, au terme d’une longue chaine d’erreurs, le Salo de Pasolini n’est pas en fin de compte un objet proprement sadien ; absolument irrécupérable : personne en effet, semble-t-il, ne peut le récupérer » écrit Barthes. Par-delà la métaphore concentrationnaire, par-delà la dénonciation du capitalisme qui réduit les corps à l’état de marchandise, que faut-il donc à tout prix nous faire voir ? Sans doute faut-il en premier lieu nous faire voir l’envers du décor, ce qui d’ordinaire est dissimulé, voire soustrait à la conscience. En choisissant comme unique lieu du film une sublime villa palladienne aux murs couverts d’œuvres d’art, Pasolini prend le parti-pris de montrer l’envers barbare de la culture, le sous-bassement sanglant des acquis les plus a priori raffinés de la civilisation. En ce sens, Salo ou les 120 journées de Sodome prend totalement à rebours le processus civilisationnel décrit par Freud dans ce texte inouï qu’est Le Malaise dans la culture. Plutôt que d’aller dans le sens de ce processus qui conduit les hommes à renoncer à la férocité au nom de la sécurité qu’ils vont trouver dans la communauté humaine, comme le fait au fond l’ensemble de la production cinématographique mainstream, le geste pasolinien, exactement semblable au geste freudien de Malaise, procède exactement à l’inverse pour faire apparaître de façon implacable et aveuglante le fonds de haine et de violence inhérent à tout lien humain. Ce mouvement de rebours est particulièrement prégnant dans le « Cercle de la merde », cercle particulièrement irregardable et intolérable dans lequel la merde (en réalité faite du meilleur chocolat italien, ont raconté plus tard les comédiens du film), est mangée, de gré ou de force, par les victimes et les bourreaux. Lors du dîner des noces des deux jeunes victimes, le rituel sacré du mariage est d’autant mieux mimé par les bourreaux et les maquerelles qu’il est violemment profané. La merde est l’unique mets servi à table par les jeunes filles nues dans la belle vaisselle blanche. La caméra pasolinienne alterne les plans larges avec des gros plans déchirants sur les visages des victimes, honteuses et dévastées par leur propre déchéance. L’une des victimes, le visage défait confie à l’une de ses amie, la fourchette pleine de merde à la main : « Eva, je ne peux pas. » Eva lui répond, après s’être forcée à avaler, non sans un irrépressible mouvement de dégoût, sa bouchée de merde : « Fais-le pour la Madone ». L’un des bourreaux oblige le jeune homme, revêtu pour l’occasion d’une robe de mariée, à manger de la merde, Il lui enfonce dans la bouche de grandes cuillères de merde en l’enjoignant à prendre des forces pour la nuit de noces : « Rien n’est pire, assène-t-il, qu’une haleine dépourvue d’odeur ». Dans la scène suivante, le même bourreau monte les marches avec le jeune marié, il a les lèvres et le bas du visage maculé de merde et il embrasse à pleine bouche le jeune marié. Le dernier plan de la séquence montre le visage du jeune marié, en larmes, le visage constellé de merde. Il regarde le bourreau d’un regard où se lit l’incompréhension et le désespoir, tandis qu’une larme, absolument pure, coule le long de sa joue. Avec cette passion pour la merde, les bourreaux et les maquerelles s’en prennent à l’un des bastions les plus intangibles de la civilisation. Freud a, du début et à la fin de son œuvre, toujours considéré que le refoulement de la coprophilie était fondateur de l’humanité en tant que telle. Son hypothèse est que le refoulement de l’odorat, l’un des refoulements les plus puissants qui soit, a eu lieu au moment où l’homme s’est relevé, quittant la station à quatre pattes pour la station debout. En 1910, dans les Cinq leçons sur la psychanalyse, Freud associe le refoulement des motions coprophiles au refoulement des désirs incestueux (je cite) : « Ce sont en particulier les pulsions coprophiles, c’est-à-dire les motions de plaisir-désir de l’enfance en corrélation avec les excréments, qui sont le plus radicalement concernés par le refoulement, et d’autre part la fixation aux personnes du choix d’objet primitif ». En mettant en scène une sexualité coprophile et absolument transgressive, Salo ou les 120 journées de Sodome oblige le spectateur à une levée de refoulement violente sur ce qui fonde son humanité, à la fois le refus de l’animalité et l’interdit de l’inceste. Le caractère irreprésentable du film tient pour une large part à cette mise à mal du refoulement, cette façon de filmer ce que jamais on ne filme, ou ce qu’en tout cas on ne filme jamais comme ça, avec cette froideur de la littéralité encyclopédique, si bien pointée par Barthes, cette froideur glaciale qui immobilise le spectateur comme un papillon épinglé dans sa boite. Mais là encore, que s’agit-il de regarder en face ? En opérant une telle levée du refoulement, Pasolini oblige le spectateur à regarder dans les yeux le scandale d’un sexuel en lien direct avec la mort. « Le mouvement de l’amour porté à l’extrême est un mouvement de mort [7] » écrit Bataille dans L’Érotisme. Prolongeant les avancées de Bataille, et parce que la sexualité humaine est dans son essence même liée à l’inceste et au meurtre, Lacan va jusqu’à avancer que : « La présence du sexe chez les vivants est liée à la mort [8] ». Et c’est bien cela qu’il s’agit de regarder dans Salo ou les 120 journées de Sodome : ce sexuel de mort, violent et destructeur, qui se fiche de l’objet comme d’une guigne, qui se plait aux pires turpitudes, qui jouit de sa propre cruauté et qui bafoue l’intimité de l’autre et de soi-même jusqu’à détruire l’objet même qui permet la jouissance. A propos de l’amour du prochain, Freud constate dans Malaise dans la culture : « La part de réalité effective cachée derrière tout cela et volontiers déniée, c’est que l’homme n’est pas un être doux, en besoin d’amour, qui serait tout au plus capable de se défendre quand il est attaqué, mais qu’au contraire, il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de tendance à l’agression. En conséquence de quoi, le prochain n’est pas seulement pour lui une aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de lui causer des douleurs, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus ». Cette vision pessimiste est chez Freud l’aboutissement d’un long trajet spéculatif. Dès les Trois Essais, Freud avait constaté que la pulsion comporte une part d’agression (je cite) : « La sexualité de la plupart des êtres masculins montre une adjonction d’agression, d’un penchant à violenter, dont la signification biologique pourrait bien résider dans la nécessité de surmonter la résistance de l’objet sexuel autrement encore que par les actes consistant à lui faire la cour ». De cette dimension d’agression, intrinsèque à la pulsion sexuelle active, Paul Denis tirera le couple emprise et satisfaction, l’emprise pouvant selon lui être définie comme la recherche active de la maîtrise de l’objet en vue d’en obtenir une satisfaction, laquelle est toujours au contraire passive. L’intérêt heuristique d’un tel couple réside dans sa dialectique : plus il y a d’emprise, moins il y a de satisfaction, et inversement puisque, dans le meilleur des cas, la satisfaction vient limiter les investissements en emprise. De ce point de vue-là, il est clair que Salo ou les 120 journées de Sodome est la mise en scène d’un cauchemar d’emprise, emprise dont la forme radicale et extrême aboutit, comme François Gantheret l’écrit, à un « amour au noyau de meurtre, prototype de tout amour, qu’habite au plus intime la pulsion de mort ». Seule la mort de l’objet, magistralement mise en scène dans le « Cercle du sang », est susceptible d’arrêter cette folie d’emprise, puisqu’en dernière instance cette emprise lutte contre l’indépendance de l’objet, c’est-à-dire contre le fait que l’objet toujours est toujours susceptible de faire faux bond au sujet, de se refuser à lui, de lui échapper. Difficile en effet de savoir si une telle emprise est au service d’Eros et de Thanatos. Freud remarque dans Inhibition, symptôme et angoisse que « L’Eros veut le toucher car il aspire à l’union, à la suppression des frontières spatiales entre le moi et l’objet aimé. Mais la destruction aussi, qui avant l’invention de l’arme à distance ne pouvait s’effectuer que dans la proximité, présuppose nécessairement le toucher corporel, porter la main sur autrui ». Pulsion de vie et pulsion de mort nécessitent en effet toutes deux la pulsion d’emprise, pulsion de vie et pulsion de mort s’intriquent, se mêlent, voire sont rendus dans l’emprise quasiment indistinctes l’une de l’autre, comme dans les avancées les plus audacieuses d’Au-delà du principe de plaisir. Mais, comme Paul Denis le formule, « Nous pensons que l’idée de la libido qui tue si rien ne vient arrêter le déchaînement du sadisme, envisagé comme force libidinale, a été en définitive, pour Freud lui-même, objet de scandale, et qu’elle a été neutralisée par la mise en avant de la pulsion de mort ». On peut en effet se demander, face à une œuvre comme Salo, si le vrai scandale de l’œuvre freudienne est bien cette intrication de la pulsion de mort et de la pulsion de mort, voire même l’idée formulée dans Au-delà selon laquelle « le principe de plaisir semble être tout simplement au service de la pulsion de mort ». Le vrai scandale ne serait-il pas plutôt en effet cette hypothèse d’une « libido qui tue » par pur plaisir de possession et d’asservissement de l’objet et non parce que le but de tout vie serait la mort. En ce sens, Salo est bien une œuvre qui met en crise la politique, l’éthique et l’esthétique, puisqu’elle pointe, à travers la métaphore sadienne des camps de concentration, les sous-bassements fantasmatiques de l’oppression politique. Entre le totalitarisme et le sadisme, l’équivalence est trop grossière pour en pas être trompeuse, et Pasolini en avertit le spectateur dans toutes les interviews qu’il a donnés sur son film. Néanmoins, Salo fait apparaître avec une netteté implacable la prime de plaisir sexuel que comporte l’agression et la destruction de l’autre dans ses formes les plus extrêmes. L’une des énigmes de Salo ou les 120 journées de Sodome réside dans le supplice auquel il condamne le spectateur, supplice qui dure 1h51 et dont il est impossible de sortir, sauf à quitter la salle, ce que n’ont pas manqué de faire la grande majorité des spectateurs au moment de sa sortie. En ce qui me concerne, et tout en reconnaissant la force et l’importance de ce film, il m’a fallu en fractionner la vision, à raison de 5 à 10 mn par jour, pour en venir à bout tant il me faisait violence, et je ne pouvais regarder les 10 mn qu’à condition de prendre en notes le synopsis détaillé de chaque séquence, soi-disant pour des raisons scientifiques mais bien plus parce qu’il me fallait trouver un moyen de pouvoir détourner sans arrêt les yeux de ce que je voyais. Corinne Rondeau se penche sur le caractère exceptionnel de cette attaque du spectateur et elle fait l’hypothèse d’un pacte avec la honte amenant le spectateur à reconnaitre, bien malgré lui, qu’« être soumis à de telles images, c’est participer à leur existence et en tirer un bénéfice en rapport avec le domination et donc pactiser. La honte consiste à jouir de ce qu’on voit, c’est-à-dire à ne pouvoir renoncer à l’insupportable ». Quelle était en effet la force qui me poussait à remettre en marche le DVD pour voir la suite, encore et encore, jusqu’à la séquence finale. Dans cette séquence, deux jeunes miliciens, qui ont regardé avec les bourreaux depuis la fenêtre la succession des tortures et des meurtres dans la cour, allument la radio, dansent timidement une valse et ont cet incroyable dialogue final, qui clôt le film : Comment s’appelle ta petite amie ? Margherita. Pourquoi cette fin, et que dit-elle de l’ensemble du supplice qu’est ce film ? Mise en scène de la complicité indifférente et rigolarde des miliciens, ces collabos, ces kapos devenus semblables aux gardiens des camps de concentration dont on sait qu’ils vivaient juste à côté des baraquements et des fours crématoires et qu’ils organisaient des fêtes le soir ou les week-ends, cette complicité indifférente désigne, par mise en abyme, celle des spectateurs qui, regardant le film, se trouvent de fait participer au massacre généralisé. En dernière instance, je me demande donc si Pasolini ne cherche pas, en mettant en crise avec autant de force le « spectacle » que son film propose, à provoquer chez le spectateur un sursaut en lui faisant éprouver de l’intérieur l’insupportable de sa participation, même passive, à la destruction des humbles, des victimes. Pour terminer, je souhaiterais dire que, malgré toute la dureté dont il fait preuve à l’égard du spectateur, Salo ou les 120 journées de Sodome sauve l’amour, cet amore chuchoté entre les victimes, cet amore qui fait se retrouver la nuit pour faire l’amour, fare l’amore dans le secret et la douceur d’une intimité partagée. Seul cet amore, privilège des humbles, de ceux qui n’ont pas le pouvoir d’asservir les autres, échappe au narcissisme et à la toute-puissance des bourreaux, venant limiter leur pouvoir de destruction. Aussi insolite que cela puisse sembler, Salo, tout comme la trilogie de la vie, rend un hommage désespéré à l’amore, cet amore qui ne peut plus ignorer que la face sombre du sexuel est la destruction mais qui peut en préserver l’objet, en prenant le risque de l’aimer pour ce qu’il est et non pour ce que l’on peut lui faire ou lui faire faire. La liberté des amoureux, si précaire soit-elle dans cette villa palladienne qu’est notre monde de bruit et de fureur, demeure pour Pasolini, au seuil de sa mort violente, la plus précieuse qui soit.
NOTAS
[1] P. P. Pasolini, dossier de presse Salo ou les 120 journées de Sodome, 1975, p. 20.
[2] C. Barazer, « Tactique russe », Champ psychosomatique, 2002, 27, 3, p. 117.
[3] M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1975, p. 233.
[4] Ibid., p. 78.
[5] F. Vande Veire, Prenez et mangez, ceci est votre corps, Bruxelles, La lettre volée, 2007, p. 119.
[6] P. Aulagnier, « Le droit au secret : condition pour pouvoir penser », P. Aulagnier et al., La pensée interdite, Paris, Puf, Petite Bibliothèque de psychanalyse, 2009, p. 17.
[7] G. Bataille, L’érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 48.
[8] J. Lacan (1964), Le Séminaire livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 162.