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Le regard par la caméra / Cinéma, scènes pubertaires et théories sexuelles juvéniles.

Ce texte s’inscrit dans le cadre de ce colloque avec un désir : celui de reprendre, prolonger et, d’une certaine manière, accomplir une partie des attendus et du projet d’un précédent texte (Bonnet 2018). Nous avions abordé l’articulation entre regard à la caméra, rhétorique de l’image, scènes pubertaires et théories sexuelles. Nous allons maintenant proposer de manière plus précise comment les enjeux rhétoriques permettent de penser la notion de « regard par la caméra » dans le cadre d’une clinique des processus adolescents ; ce qui conduira à proposer pour la première fois la formalisation de trois théories sexuelles juvéniles, véritable confluent dans le transfert entre scènes pubertaires et investissement de scènes cinématographiques.

Pour cela, nous présentons un fragment clinique de la thérapie d’Olga, une adolescente, depuis son regard sur une scène du film Freaks (1932) de Todd Browning. L’analyse s’empare d’abord du concept de regard à la caméra, tel que l’on peut le trouver chez Vernet, ainsi que de notre proposition sur le regard par la caméra. Puis, nous allons articuler les conditions rhétoriques de constitution des scènes pubertaires en lien avec des théories sexuelles juvéniles, constituant enfin, une théorisation singulière. Ainsi nous interrogerons ce qu’est une théorie sexuelle juvénile et comment en définir les fonctions dans la séance sous transfert par le surgissement du regard par la caméra.

Chapitre 1 : Les larmes d’Olga

Olga traverse sa 17ème année empesée de larmes et sous le fardeau des sanglots. Elle s ‘installe triste aujourd’hui et son regard alterne entre les reflets de la fenêtre à sa droite, et mon visage à sa gauche… Longtemps ses pleurs ont occupé toutes les séances de ces deux dernières années.

Olga soupire, se tourne un peu plus vers la fenêtre, le temps se suspend et je m’entends dire dans un souffle : « Oui… ».

Olga : « Oui, oui… C’est triste une fois de plus en ce moment… J’ai vu un film, un film, vous devez le connaître… C’est vieux… C’est en noir et blanc… Et surtout y a des monstres… Vous aimez ça les monstres, je le sais y a une sœur d’une copine elle vous a en cours et vous en parlez… Oui y a des monstres, des tas de monstres, des vrais monstres ceux qu’on voit pas d’habitude, pas des trucs de cinéma. »

Dans le silence qui suit je pose une question : « De quel film parlez vous, qu’avez vous vu ? »

Olga fixe son regard intensément sur la fenêtre et, commençant à détacher nettement ses syllabes, elle dit : « Oui ce film y a plein de monstres, je me suis fait mal dimanche en dessinant, vous savez je fais des dessins avec l’encre et la plume, je me suis, enfin j’ai fait, je veux dire je me suis entaillée la paume de la main avec la plume en métal… ».

Le silence revient à nouveau. Je la questionne : « Avec la plume en métal… Que s’est il passé ? »

Olga est de plus en plus fixée sur la fenêtre et le soleil maintenant se dépose sur ses joues et son front, plissant légèrement ses yeux dans la lumière : « Oui je dessinais, je voulais dessiner, je, j’ai fait n’importe quoi en voulant projeter de l’encre sur la feuille comme ça d’un coup sec, je pensais à vous à la dernière séance nous avions parlé des soleils noirs de la mélancolie, vous savez ce poème du mec qui s’est pendu, c’est Nerval je crois et vous m’avez dit un truc sur les soleils noirs et là je voulais en faire des soleils noirs et crac je me plante la plume dans la paume de la main, ça c’est encore votre faute… Enfin je crois ».

« Ah ? » murmurais-je de façon semi interrogative, tout en me remémorant comment Nerval habitât notre séance précédente…

Olga reprend, toujours plongée dans la lumière : « Ben du coup là je suis blessée, j’ai mal je saigne, je prends ce film et je le mets, c’est un film de monstres en noir et blanc… Y a une scène où tu vois de dos une personne, tu sais pas qui c’est, c’est bizarre, c’est inquiétant, c’est étrange et cette personne c’est un enfant, un enfant bizarre, tu sens que c’est bizarre, et il se retourne peu à peu l’enfant, lentement tu sais il se tourne vers sa droite et tu le vois. Tu le vois, c’est un monstre, il est tout déformé, il est monstrueux et son regard il tourne vers toi, il tourne vers toi et là d’un coup il te regarde droit dans les yeux… Droit dans les yeux… Je l’ai regardé droit dans les yeux… »

Olga pleure, sanglote, se recroqueville : « Vous le savez vous, le monstre c’est moi ! »

Et Olga détourne les yeux de la fenêtre et lentement alors que le soleil baigne son visage entre les doigts dépliés en éventail sous ses yeux, elle vient poser son regard dans le mien et en retournant sa paume vers moi, elle m’expose sa cicatrice puis elle répète « Vous le savez vous le monstre c’est moi ! »

Nous n’en dirons pas plus du point de vue clinique, ni des associations auxquelles se rattachent les monstres, ni de ce qui fut proposé à ce moment là, sinon que ce fut le moment d’une construction dans l’analyse au sens le plus freudien que l’on puisse lui donner dans cette pratique. Cependant, voici comment la séance se clôt. Olga regarde ses mains puis me regarde intensément : « Vous savez ce film je vous ai pas donné le titre en anglais c’est Freaks je crois que ça veut dire les monstres… Moi je suis votre petit monstre et y a que vous pour m’écouter mais pour ça je dois en payer le prix, je vous paye avec mon fric, avec mon freaks Mr Bonnet, vous l’entendez ça… Je vous paye avec mon freaks ».
La séance se clôt.

Chapitre 2 : Le regard par la caméra

Nous allons maintenant articuler les concepts de regard à la caméra (Vernet 1983), puis de regard par la caméra (Bonnet 2018) à la question des scènes pubertaires (Gutton 1991, 1996) et à la rhétorique de l’image dans le transfert.

Regard à la caméra

La formule du regard à la caméra, dans le cadre d’analyse filmique, est de Marc Vernet dans son texte de 1983. C’est une figure de l’image filmique qui, s’adossant au cadre et l’ouvrant vers nous (spectateur) nous regarde, nous regarde nous, nous qui la regardons dans les yeux depuis la salle. Le regard à la caméra met en question les effets de notre regard : qui regarde qui ? Quelle fonction a le regard de l’un dans le regard de l’autre ? Cela a permis de beaux déploiements chez Vernet sur le Sujet-spectateur. Cette mise en abyme des regards sur l’œuvre et de l’œuvre n’est pas sans lien avec ce que Foucault (1966), dans l’incipit les mots et les choses, proposait dans le regard de Velasquez sur le spectateur. Chez Foucault analysant les Ménines, quand le regard du peintre se pose sur les spectateurs de la toile, cela réinterroge d’une part ce qu’est la tradition des portraits en peinture et d’autre part définit plus radicalement les conditions mêmes de la représentation.

A la croisée de Vernet et de Foucault (1960), nous mobilisons aussi les figures d’Arasse (1982, 1992, 2000), de Yates (1975) et de Barthes (1966), pour nous emparer du terme de rhétorique. Le déploiement d’images peut se penser comme ordonnancement d’un fil diachronique, c’est à dire permettant une véritable discursivité. La rhétorique est le nom que nous finissons par donner au mode de déploiement et d’articulation de figures et de motifs comme autant de signifiants ordonnant un véritable récit. Le regard à la caméra est une séquence discursive qui mêle à la figure regardant le spectateur, le motif d’un regard qui en rencontre, en construit et en épouse un autre. Le regard à la caméra est une composante originale dans une rhétorique incluant le spectateur dans le regard non seulement sur l’œuvre, mais de l’œuvre elle-même en un tour de passe-passe qui tout illusoire qu’il soit n’en demeure pas moins remarquable. Par le regard d’une figure inscrite au champ de la représentation, lorsqu’elle se tourne vers nous alors nous pouvons être dévoilés dans notre propre regard. Ceci est une opération fictionnelle d’emboîtement qui mobilise les formes de la mise en abyme comme du renversement des regards.

Notre position dans le regard est révélée par l’artefact du regard à la caméra, sur le mode d’un surgissement, d’un retournement. Il ne s’agit pas d’un miroir, mais d’une fiction ! D’une fiction construite, d’une fiction rhétorique au sens le plus classique du terme : une image qui pense et fait discours. La valeur de cette fiction d’un point de vue psychopathologique se déduit de son potentiel d’affleurement des processus identificatoires et des mouvements multiples pour le spectateur convoqué au plus près de ses mouvements voyeuristes comme exhibitionnistes.

Dans le moment clinique avec Olga, ce concept a une double valeur. L’une d’évidence dans la description que fait Olga de la scène de Freaks avec ce retournement du monstre qui regarde le spectateur depuis la scène qui le dévoile. Le monstre nous regarde dans les yeux et Olga le voit la regardant depuis le film. Ainsi le regard à la caméra opère pour Olga dans un saisissement remarquable. La seconde valeur de ce concept est précisément le film, qualifié de quasi antiquité et renvoyé à sa proximité avec mon âge, sinon ma génération, venant bien inclure la scène dans le transfert. Dans le regard à la caméra, Olga est vue par le monstre, depuis un univers patiné par l’ancienneté d’un noir et blanc incluant son analyste dans cette temporalité.

a) Regard par la caméra

Nous proposons maintenant de passer du regard à la caméra au regard par la caméra (Bonnet, 2018). Le regard par la caméra est une notion spécifique à la clinique adolescente (ou plutôt des processus adolescents), permettant de penser comment la mention, l’évocation, la description d’une scène prend place dans le double regard du patient et de l’analyste en séance. Précisons bien que cette notion n’a de sens que dans l’espace d’interlocution de la séance. Cliniquement le regard par la caméra prend souvent une forme en deux temps: premier temps, le patient évoque une scène de regard à la caméra dans laquelle une figure de la fiction le regarde comme spectateur. Deuxième temps, le patient indique quels effets ou éprouvés le saisissent dans son regard de spectateur sur la figure cinématographique, opérant dans une adresse du discours à l’analyste. Le patient convoque dans le transfert le double mouvement de celui qui le regarde (regard à la caméra) et comment il regarde celui qui le regarde, en s’exposant à l’analyste : je suis regardé par le film et je regarde le film en m’exposant à l’analyste dans son regard. Dans le regard par la caméra, c’est un regard depuis le film qui révèle les conditions du regard sur le film et ouvre au ressaisissement de ce mouvement en thérapie, en séance, en situation analytique et sous transfert.

Les conditions de dévoilement du sujet adolescent dans le travail analytique trouvent un écho intéressant dans cette formule du regard par la caméra, en effet pour peu que le sujet « soit » dans cet « œil » de la caméra, alors il invoque très rapidement les conditions d’un univers diégétique. Dans cet univers, le film répond à d’autres films comme à des souvenirs et à des moments de séances. Il y a un monde que le sujet regarde sans le voir et qui par moments surgit et nous voit. Le sujet s’éprouve ainsi depuis la place occupée dans son propre regard.

Une des formules possibles que j’utilise s’énonce ainsi : alors que le spectateur-sujet est habituellement saisi par le regard à la caméra, dans le regard par la caméra le regard devient l’œil de l’adolescent dans lequel il s’exhibe au lieu même du regard du film ! Je peux ainsi penser que le regard par la caméra est l’œil de l’adolescent par lequel il donne à s’exhiber au regard de l’analyste, dans le transfert et seulement dans le transfert. Dans la séance, ce processus transférentiel peut s’ordonner sur le continuum identificatoire et voyeuriste. A un bout, le regard est la condition de la plongée immersive dans le film, alors qu’à l’autre bout, le regard devient l’interstice, le segment, la fente et la découpe par où se voit et se pille la scène, l’ensemble demeurant offert au regard de l’analyste.

Le regard par la caméra est donc une formule définissant l’opération de déploiement de l’interlocution en séance. L’œil supposé, convoqué par les films évoqués par les adolescents, se double de l’oreille de l’analyste requise et assignée par les questionnements surgissant. Qui écoute et qui regarde qui ? Dans l’espace incertain de déploiement des dires du sujet et depuis les références à des films nommés, nous nous intéressons toujours à ce qui, des processus psychiques adolescents, insiste dans et par le surgissement et le soulignement de ce « regard par la caméra », indissolublement noué au transfert. Il permet de souligner à une heure clinique où les choses « imagées » peuplent massivement la vie des sujets toutes les ressources rhétoriques de tels processus et phénomènes.

Avec Olga analysons maintenant la manière dont le regard par la caméra prend place et consistance. Elle évoque d’abord les monstres, que l’analyste connait, puisque dit-elle il en parle dans ses cours. Les soleils noirs de la mélancolie attachés à sa blessure et cicatrice toute récente, s’invitent alors dans son discours. Puis se déploie la scène du regard à la caméra par le monstre. Enfin voici le point clinique sur lequel j’insiste dans l’analyse : Olga détourne les yeux de la fenêtre et lentement alors que le soleil baigne son visage entre les doigts dépliés en éventail sous ses yeux, elle vient poser son regard dans le mien et en retournant sa paume vers moi, elle m’expose sa cicatrice en répétant « Vous le savez vous le monstre c’est moi ! » Cette séquence est précisément la cristallisation de ce que l’on nomme le regard par la caméra.

Au moment où Olga décrit la scène du regard à la caméra, elle passe d’un regard vers la fenêtre à un regard sur moi, elle regarde au travers de ses doigts en découpant un cadre particulier pour « sa » et « ma » vision, et en retournant la paume de sa main elle expose la trace de sa blessure, sa cicatrice, et lâche sa sentence : « Vous le savez le monstre c’est moi ! ». Ayant par ailleurs beaucoup travaillé sur le héros à la cicatrice (Bonnet 2014a et b) et la question de l’exposition du corps et des traces, en tant que celles-ci seraient des blasons du corps adolescent (Bonnet 2007), on peut insister sur la valeur de la marque sur le corps d’Olga: un soleil noir de la mélancolie dont la faute incombe à l’analyste dans le transfert. Elle regarde alternativement la lumière et me regarde tout en décrivant une scène vue dans le film. Au moment où elle décrit le regard du monstre, elle regarde l’analyste en exposant sa trace. Le regard par la caméra est ici un équivalent à une scène pubertaire, en tant qu’elle présente un blason particulier et fait surgir un mode de nomination « le monstre c’est moi ». Olga se constitue en héros à la cicatrice par le blason sur la paume de sa main. Cette scène pubertaire s’ordonne transférentiellement par l’opération du regard par la caméra inscrivant diégétiquement la scène de Freaks du regard à la caméra.

La séance déploie dans le transfert une rhétorique de l’image au sens où la discursivité est ordonnée par des scènes qui à la fois sont évoquées (regard à la caméra raconté par Olga dans Freaks) et mises en écho avec une scène construite (regard jouant entre la découpe des doigts et la lumière offrant à la vue de l’analyste la paume porteuse de cicatrice). Que présente le film Freaks sous le regard d’Olga ? Une rhétorique substituant au monde d’Olga des scènes qui soutiennent ses désirs dans le transfert. Olga, vue par un monstre, s’offre au regard de l’analyste comme son monstre en séance.

Chapitre 3 : Olga et les théories sexuelles juvéniles

Franchissons maintenant un pas théorique au delà de l’analyse du segment clinique précédent, en proposant qu’il ne saurait y avoir de scènes pubertaires, de regard par la caméra et encore moins de héros à la cicatrice qui ne s’articulent à une proposition de théories sexuelles juvéniles. Nous livrons ici le fruit de ce travail déjà long dans des écrits précédents de construction des théories sexuelles juvéniles.

Qu’est-ce qu’une théorie sexuelle ? Epistémologiquement, il s’agit bien évidemment de ce que Freud (1905) propose dans les trois essais sur la théorie sexuelle. Dans notre lecture, il s’agit d’une formule logique que le sujet met à l’épreuve dans des narrations et des récits, en envisageant dans une combinatoire les possibles, les limites et les effets de cette théorie. En terme Lévi-straussien (Lévi-Strauss, 1958), ce sont des énoncés proches des formules cardinales des mythes qui, comme instrument logique, permettent de poser des paradoxes et de les aménager, un temps au moins, en livrant des formules, des scénarios, des hypothèses aménageant le rapport au temps, à la mort, à la sexualité, à la création. Une théorie sexuelle permet de multiplier des questions, des thèses, de repérer leurs conséquences et inconséquences… Les enjeux du pubertaire au sens de Gutton (1991) requièrent de penser sexuation, génitalité et altérité (au sens de la différence des générations et des distinctions ou semblances entre sujets). Comment peut-on les penser ?

Nous proposons depuis longtemps déjà (Bonnet, 2007, 2011, 2014a, 2014b) de travailler en s’emparant des objets de la culture et en analysant dans le transfert leurs usages dans les séances par les patients. Cela a été proposé au travers des mangas, jeux vidéos et autre recours aux films de genre, notamment en soulignant comment la mort permettait de penser la question du sexe, sinon celle du genre. Si les trois théories sexuelles infantiles freudiennes (Freud, 1905) concernent la survenue de l’enfant, le mode de différenciation entre hommes et femmes, ou encore la nature des étreintes sexuelles, alors nous proposons que tout objet de la culture mobilisé en séance comme les mangas, les jeux vidéos, les films de genre, le rap servent à structurer des théories sexuelles juvéniles. Ces théories permettent de formaliser les incertitudes de la filiation et les modes de dégagement avec les figures parentales, elles permettent aussi de doter le corps de signes distinctifs d’élection, autant que de malédiction, et probablement de révéler ce qui permet de distinguer les signes du masculin et du féminin dans un moment de la culture donné.

Le héros à la cicatrice qui est ici encore une fois mobilisé avec Olga depuis sa revendication du blason des soleils noirs de la mélancolie dans la paume de sa main, est dans ses quatre caractéristiques structurales la figure articulant narrativement les questions du genre ou du sexe dans des théories sexuelles. Il existe quatre caractéristiques structurales définissant le héros à la cicatrice : 1) trouble dans la filiation ; 2) marque sur le corps ; 3) incertitude sur le genre ou l’humanité ; 4) quête avec résolution violente. La troisième, c’est à dire la question de l’inhumanité, devient la variation possible de cette double question du genre et de ce que l’on peut appeler aussi le sexe du sexe. L’analyse lit aussi la quatrième caractéristique structurale, à savoir la quête, comme une approche de l’énigme du féminin, du corps féminin, dont les articulations interrogent l’érotique autant que le génital. Ainsi nous posons que les théories sexuelles juvéniles sont narrativement portées par la figure du héros à la cicatrice.

Le héros s’affronte au procès de la sexuation par sa cicatrice. Le signe-cicatrice s’inscrit sur le vecteur de l’adresse du discours, afin que l’analyste devienne surface de cette adresse (par projection) et se trouve nécessairement pris dans le jeu des déformations et perspectives de ces signes. Les fragments de la culture quels qu’ils soient peuvent se voir élever à la dignité de structures logiques, permettant de penser des théories sexuelles juvéniles, autant qu’un roman adolescent (Bonnet 2011), ou encore des modes de structuration de l’érotique par signes et cicatrices. La cicatrice que l’on retrouve avec Olga, n’est que le nom spectaculaire pour une série de fonctions élaboratives et symboliques qui se combinent dans le jeu des signes du corps, ou sur le corps, en forgeant des processus adolescents. Les signes, les marques interrogent le genre et la génitalité en les constituant dans un rapport d’emboîtement par les moyens que la langue du récit et de la rhétorique permettent en séance.

Pour l’heure voici une première proposition de formalisation des trois théories sexuelles juvéniles :

  • primo en lieu et place de la théorie du pénis : les blasons et la cicatrice sont androgynes et se lisent, s’opposent, s’apposent, surgissent ou s’arrachent aux corps d’autrui en redéfinissant la nature du genre et sa fonction. Il s’agit d’une théorie des blasons génitaux ;
  • secundo en lieu et place des théories de l’enfantement : les corps genrés se pénètrent ou sont pénétrés dans des théâtres de violences incessantes. Leurs prototypes sont dévoration, décollation et démembrement, fusion d’éléments opposés qui perturbent les agencements orificiels hérités de l’infantile. Il s’agit d’une théorie des (deux) corps abouchés ou plus exactement de l’étreinte du héros à la cicatrice ;
  • tertio en lieu et place du prototype de la lutte dans l’étreinte érotisée à deux : les scénarios pubertaires génitalisés mettent aux prises l’un(e) et le groupe ou la horde violente, voire violante. Il s’agit alors d’une théorie de l’épreuve du héros face à la horde.

Ces théories sexuelles juvéniles lorsque l’on les met en tension avec les théories sexuelles infantiles freudiennes contribuent à redonner à la question de la bisexualité, non pas une valeur préhistorique, mais bien une valeur quasi performative révélant des modes désirants et des scénarios désirants. Ces scénarios se déploient sous transfert au sein des séances depuis l’articulation de blasons du corps érotisés avec des scènes pubertaires qui confinent dans des récits ou dans ce que nous sommes tentés de nommer de véritables romans de la sexuation. L’une de nos préoccupations actuelles consiste à penser comment les théories sexuelles infantiles font noyau des théories sexuelles juvéniles et dans quelle mesure l’analyse révèle leur inclusion dans le transfert.

Olga, au travers de la scène qu’elle ordonne dans le transfert, installe sous le regard une partie en dévoilement de son corps. Elle retourne la paume de sa main portant une cicatrice en construisant un cadre de limitation et de soulignement de son œil entre ses doigts. Elle laisse passer la lumière et me regarde autant qu’elle s’expose à mon regard. A quelle théorie sexuelle juvénile cette scène articulée au regard du monstre dans Freaks peut elle bien se référer ? Comment le regard à la caméra et le regard par la caméra viennent-ils se conjuguer avec une scène pubertaire et un blason ?

Ce n’est pas à une seule mais bien à deux théories sexuelles juvéniles que nous sommes invités à penser. En effet, par la première théorie sexuelle juvénile, la place de la cicatrice et du blason semble présente et redoublée par la référence au monstre qui regarde. Olga expose et plus exactement expose à l’autre son blason et le cadre, cinématographiquement, par le jeu de la lumière et de l’éventail des doigts. Mais cela s’articule aussi à la deuxième théorie sexuelle juvénile, puisque le regard est ordonné à un double regard, celui du monstre raconté et le « mien » convoqué en séance. L’abouchement des corps au champ du scopique acquiert transférentiellement une valeur pubertaire en tant qu‘il sexualise, ou peut être érotise, dans le transfert, le moment d’interlocution et de nomination.

Pour soutenir cette analyse, procédons à une série de formulations logiques installant à la fois la logique de scènes pubertaires et plus classiquement la logique du fantasme :

  • le monstre la regarde (regard à la caméra) ;
  • elle est regardée par le monstre ;
  • elle me regarde ;
  • elle me montre sa cicatrice (blason) ;
  • je vois la cicatrice ;
  • je la vois me regarder (scène pubertaire) ;
  • elle se nomme monstre ;
  • elle est le monstre qui me regarde ;
  • Olga ME dit qu’elle EST un MONSTRE ;

La séance analytique est le lieu d’un renversement des figures au sein même du transfert. Olga se donne à voir à l’analyste comme elle même a vu le monstre la regardant depuis le film. Le regard à la caméra au sein de la scène se métamorphose ou se renverse au sein de la séance dans le transfert sous la forme du regard par la caméra. De plus, l’adolescente se donne à voir sous le regard du clinicien. Ainsi la blessure à la main est finalement le support secondaire par rapport à son exposition au et sous le regard. Le fait de la regarder devient l’enjeu même de la séance.

Les théories sexuelles juvéniles permettent de repérer comment les questions du corps dans leur tension avec les marques et cicatrices, les questions du regard et de l’exposition au regard se mêlent transférentiellement. Olga dans l’analyse passe du regard à la caméra au regard par la caméra, comme elle passe de la position du regard sur le corps de l’autre à l’exposition d’un blason de son corps. Les signes et blasons du féminin ou du masculin dépendent dès lors, moins d’une série de normes sociales attendues, que d’une distribution sur l’axe du regard et d’une construction rhétorique du genre.

Olga s’inscrit dans, sous et par le regard ordonnant une quête du genre dont les distributions en termes de signes de féminité et de masculinité semblent dépendre de qui regarde qui et qui s’expose à qui. Le blason de la main-blessure prend sens dans le jeu de nos regards inscrits sur l’axe du transfert. Ainsi par le nom même que devient le terme de monstre, elle fait surgir un jeu de possessif permettant de mobiliser dans le transfert des enjeux juvéniles. Olga devient mon monstre : « Vous savez ce film je vous ai pas donné le titre en anglais c’est Freaks je crois que ça veut dire les monstres… Moi je suis votre petit monstre et y a que vous pour m’écouter mais pour ça je dois en payer le prix, je vous paye avec mon fric, avec mon freaks Mr Bonnet, vous l’entendez ça… je vous paye avec mon freaks ».

Un monstre dont la valeur inscrite sous le regard de l’analyste prend des allures quasi romantiques. Le possessif insiste de manière presque plus essentielle que le nom lui même : « je suis votre petit monstre ». Ouvrons enfin à la réflexion ce qui du jeu de mot entre Freaks (monstre) et fric permet à Olga de désigner à la croisée du coût et de la valeur, l’échange d’argent et des regards comme véritables témoins du transfert. « Je vous paye avec mon fric » devient l’énoncé résolument complémentaire et renversé du « je suis votre petit monstre ». L’analyste appartient à Olga, Olga appartient à l’analyste, dans un jeu de regards croisés et adressés. Olga paye le prix de la chair, par la cicatrice, signe de la blessure dont elle m’attribue la faute. Olga suspend pour un temps sa quête de l’appartenance à une catégorie de genre normée, pour plutôt explorer la dynamique des regards croisés. Olga paye avec son fric en m’assignant à une place spécifique. Olga par le jeu des regards et des nominations, permet à des théories sexuelles juvéniles de traverser le travail analytique.

Bibliographie

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NOTAS